Hommage à Altan Gokalp (1942-2010)
Altan s’est tu. Définitivement. Il ne répondra plus aux appels de ceux qui, si nombreux,
savaient, en tout moment et en tout lieu, pouvoir compter sur lui. Son silence est un coup au
coeur de ceux que sa parole tonique et généreuse aidait à vivre. Elle les aidait à vivre parce
que sa conscience aiguë du tragi-comique de la vie humaine – de toute vie humaine – avait
nourri chez lui une intelligence profonde de ce que nous sommes. Au fond, il nous aimait
tous, il nous aimait trop, même ceux qu’il lui arrivait d’accabler de ses emportements
rabelaisiens. La mort l’avait manqué de peu à quarante ans, décuplant son insatiable appétit de
vivre. Il se savait – et nous savait – suspendus dans le vide, tenant à la vie et à la raison par
des fils fragiles qu’il ne se lassait pas de démêler. Instruit comme un vieil érudit, il vivait
comme un enfant turbulent. Son oeuvre écrite n’est pas à la mesure du talent de cet
anthropologue exceptionnellement perspicace, qui ne regardait pas les hommes comme des
insectes, mais vibrait au récit de leurs mythes et de leurs tourments. Plutôt que de les décrire,
il savait les raconter en puisant au plus profond de sa propre sensibilité. C’est pourquoi
l’anthropologue chez lui est indissociable de l’homme de lettres, du traducteur, du déchiffreur
d’épopées, du conteur et du cuisinier hors pair, tenant table ouverte à ses amis, aux amis de
ses amis, aux amis des amis de ses amis… D’une insondable générosité, il ne savait compter
ni son temps, ni son aide, ni son argent et partageait son savoir avec la même prodigalité que
son pain et son vin. Français d’adoption, de religion républicaine, il comprenait ce pays mieux
que les autochtones et ne se résignait pas à le voir trahir le meilleur de sa tradition. Plutôt que
d’entonner le cantique du « dialogue des civilisations », il s’est employé patiemment à les
traduire l’une vers l’autre. Venu des rives du Bosphore, c’est un passeur dans l’âme, un pont
tendu entre l’orient et l’occident qui vient de se briser.
A.S.